20251228

Le Vietnam au 16e siecle

 L’ECHANSON DE L’EMPEREUR DE JADE (1)


Note du traducteur. – Dans ce conte (tiré aussi du Recueil des Contes fantastique de NGUYỄN DỮ, écrivain Vietnamien du XVe siècle), l’auteur semble vouloir expliquer ce que la "Loi de la Réversibilité" (un des dogmes du Bouddhisme) peut quelquefois présenter mystérieux.

Le pardon bouddhique des offensés dont il est question dans la deuxième partie du conte se confond avec un des enseignements fondamentaux de la religion chrétienne.
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Son excellence Dương, le "juste et Bon" de son vrai nom Tạc, originaire de la Préfecture de Thường Tín, province Sơn Nam, était mandarin, chef de la justice criminelle de la Commanderie de Tuyên quang, sous le règne de Huệ Tôn de la dynastie des Lý.

Il exerçait ses fonctions avec une rare conscience. Il rendait effectivement la justice et, grâce à ses jugements à la fois éclairés et bienveillants, bien des innocents, accusés à tort, étaient sauvés. Aussi, on l’appelait le "Juste et Bon".

A cinquante ans, il n’avait pas encore de fils. Subitement il tomba malade et rendit le dernier soupir. On le croyait mort. Cependant, un moment après, il revint à la vie et dit à ceux qui l’entouraient :

Je viens de me trouver devant un palais aux murs de fer. Je me préparais à entrer quand un fonctionnaire m’en empêcha et me conduisa vers la gauche où je vis des portes avec des écriteaux rouges. J’entrai par l’une d’elles, et je vis une enfilade de grand bâtiments avec près d’une centaine de personnes en tenue et attendant des ordres. Au milieu, deux grands mandarins vêtus d’une robe écarlate, étaient assis l’un en face de l’autre, devant un bureau, et donnaient l’ordre au fonctionnaire qui m’escortait de présenter le livre rouge de la famille des DƯƠNG. Après un moment d’examen, les deux mandarins se regardaient et disent :

"Au monde des hommes, certes, il n’y a personne comme lui, qui a sauvé la vie à tant de gens. Quel malheur qu’il ne puisse pas jouir d’une longue vie et qu’il n’ait pas de descendant pour continuer sa lignée ! Si on ne fait rien en sa faveur, comment peut-on encourager les gens dans la voie du Bien ? Nous devons attirons l’attention de l’Empereur de Jade sur son cas".

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(1) Le Chef Suprême des Dieux, qui créa l’univers et règne dans les Cieux
Aussi, ils donnent l’ordre à DƯƠNG, le Bon et Juste, de prendre un peu de repos dans la véranda de l’Est. Une demi-journée se passa, les deux mandarins firent revenir DƯƠNG et lui dirent :

"Tu as la réputation d’être un homme honnête. L’Empereur de Jade t’adresse ses félicitations, te donne un beau garçon et prolonge ta vie de deux douzaines d’années. Tu vas rentrer vite. Efforce-toi de continuer tes œuvres de bien, et ne dis pas qu’ici, dans le royaume des ombres, nous ignorons les faits et gestes des hommes"
Et ils donnèrent l’ordre au fonctionnaire de reconduire DƯƠNG. Quand ils furent dehors, DƯƠNG demanda :

"Quel est ce palais ? Qui en est le chef, et quelles sont ses attributions ?

"C’est l’un des vingt quatre Palais à Phong Đô, répondit le fonctionnaire. Tous les morts doivent passer par l’un de ce Palais. Ceux dont le nom figure au livre rouge peuvent encore revenir à la vie, tandis que ceux qui sont dans le livre noir, n’ont aucun espoir. Si vous n’avez pas été un homme dont la vie a été consacrée au bien, vous n’auriez pas échappé ainsi".

Ils se quittèrent et DƯƠNG revint à la vie. Comme s’il venait de faire un rêve !

Sa femme lui raconta alors que la veille, vers dix heures, elle vit en songe une étoile tomber dans son sein, et qu’elle en éprouva une forte commotion. Elle devient enceinte. Par la suite, elle mit au monde un garçon à qui elle donna le nom de "BIENFAIT DU CIEL".

"BIENFAIT DU CIEL" raffolait du thé et se comparait volontiers à LƯ-ĐÔNG et LỤY VŨ, les deux fameurs buveurs de thé de jadis. Il avait par ailleurs une vie intelligence, aimait l’étude et connaissait à fond tous les livres qu’on lui avait fait lire. Son Excellence DƯƠNG se disait avec joie : "Ainsi, j’ai un rejeton pour continuer ma lignée".

Il s’occupa beaucoup de l’éducation de son fils et lui apprit à suivre la voie du bien. Vingt quatre ans après, il mourut subitement. BIEN FAIT DU CIEL pleura amèrement la mort de son père qui émut d’ailleurs profondément tous les gens du voisinage.

Le deuil terminé, BIENFAIT DU CIEL continua ses études avec ardeur. Mais sa famille était pauvre, et ne pouvait subvenir à ses besoins. Il cherchait, selon la coutume une famille riche qui avait une fille à marier, et demandait à être accueilli comme futur gendre, mais tout le monde refusait. Les voisins, de même que les membres de sa famille, le voyant pauvre, montraient du mépris pour lui. Il soupirait en disant :

"Mon père, de son vivant, a sauvé des milliers de gens ; en fin de compte, il n’a pu assurer l’existence de son fils ! A quoi bon alors faire le Bien" ?

Il n’avait pas fini de se plaindre qu’un homme bien mis, avec le bonnet de mandarin, et se présentant comme le grand Consul du monde de Thạch le salua et dit :
Autrefois j’ai reçu de nombreux bienfaits de Son Excellence Le Bon et Juste, et je n’ai pas pu les rendre, j’ai une fille HÁN ANH, je vous l’offre comme femme. Continuez vos études, il ne faut pas à cause de votre pauvreté, que vous vous laissiez décourager.

Ces paroles dites, il disparut on ne sait comment, BIEN FAIT DU CIEL en fut fort étonné, il grave dans sa mémoire ces paroles. Il apprit qu’à la préfecture de TIÊN DU le maître TRẦN enseignait à plusieurs centaines de disciples. Il s’y rendit avec les livres, demanda à suivre les enseignements du maître, et prit une pension dans une maison située dans le hameau de THANH LAN. Dans ce hameau, un richard, du nom de HẰNG, fit sa rencontre, lui trouva la mine avenant et l’esprit cultivé, eut l’idée de la choisir comme gendre et dit à sa femme :

"Depuis plusieurs générations, notre famille a fait le commerce, et ce n’est pas l’argent qui nous manque, mais bien un bon gendre. Il y a le jeune DƯƠNG dans le voisinage, vraiment c’est un des hommes les plus remarquables de la province de NAM CHÂU. J’ai étudié sa physionomie, je suis sûr que plus tard, il sera quel qu‘un. Notre fille est en âge de se marier, je ne crois pas qu’on puisse lui trouver un meilleur parti que ce jeune homme.

La femme donna son accord. Les deux époux invitèrent le jeune DƯƠNG à se marier avec leur fille, et couvriront toutes les dépenses du mariage, frais, banquets, et c…

Le jeune étudiant fut comblé de bonheur, mais quand il était seul, il se perdait dans ses réflexions et fermait son livre en soupirant. Un jour sa femme le surprit dans cet état, et lui demanda la cause. Il répondit :

"Un génie m’apparut jadis, et m’avisa que ma femme serait de la famille de THẠCh, et aurait pour nom HÁN ANH. Maintenant par bonheur, je devins le gendre de cette maison opulente. Ainsi la prédiction du Génie s’avère fausse, et alors j’ai peu d’espoir d’occuper une haute situation plus tard (comme a prévu aussi le génie), c’est pourquoi je me sens tristes".
Sa femme éclata en sanglots et lui dit : "ce génie doit être mon père. Dans mon enfance, je m’appelais HÁN ANH ; Mon père du nom de THẠCH VANG, fut le chef de la Province de TUYÊN QUANG. Il fut accusé faussement par ses supérieurs ; toute ma famille fut arrêtée et mourut dans la prison, à l’exception de moi seule. Son Excellence DƯƠNG, le Bon et Juste, dans sa protection qu’il accordait aux innocents opprimés, lutta contre les autres mandarins et parvint à me faire relâcher. Je fus ainsi sauvée. Papa qui est ici, prit pitié d’un être sans défense, et m’adoptait comme fille. Ainsi, depuis une dizaine d’années je devins l’enfant de cette maison ; en réalité, je suis la fille du mandarin-consul THẠCH.

Le jeune fut frappé d’étonnement et répondit :

"Et moi je suis bien le fils de son Excellence Le Bon et Juste. Ainsi de tout temps, on devient mari et femme par prédestination. Qui oserait dire que l’histoire des fils rouges (1) est une pure invention ! "

Le jeune homme depuis ce jour, aima davantage sa femme. Comme il n’avait plus à s’occuper de gagner sa vie, il pouvait consacrer à l’étude, il fut reçu successivement à deux concours triennaux et fut nommé d’abord professeur à la Capitale, puis mandarin chargé de la Justice, et vingt ans plus tard devint Premier Ministre. Il était fidèle envers le roi, intègre dans ses fonctions, et servait sous deux monarques successifs.

A la Cour, il jouissait d’une grande considération. Mais il n’oubliait pas qu’on l’avait méprisé pendant sa jeunesse, quand il avait été pauvre. Et il rendait avec exactitude non seulement les bienfaits qu’il pouvait avoir reçu, mais aussi les injustices dont il avait été victime. C’était le seul reproche qu’on pût lui faire (2).

Un jour, il fit construire une esplanade aux prières pour chasser une épidémie. Une centaine de prêtres taoïstes avec leurs bonnets venaient pour la cérémonie qui était très solennelle. L’un d’eux se présenta avec une robe déchirée et des souliers éculés. Le gardien à la porte l’empêcha d’entrer. Le prêtre insista. Le gardien s’en rapporta au seigneur DƯƠNG qui se mit en colère et donna l’ordre de chasser le prêtre. Celui-ci s’en alla en disant :

"Un vieil ami chercha un vieil ami, peut-il se douter que son vieil ami se montra ingrat ! Dans ce désastre futur qui se produira à Ô MÔN, ne compte pas sur mon secours, et ne dites pas que je suis méchant".

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(1) Le mariage est décidé par un Dieu qui lie les futurs époux ensemble par des fils rouges.
(2) Pour les Vietnamiens, la première vertu d’une âme supérieure, c’est de pardonner les offenses.
DƯƠNG entendit des paroles, fit rappeler le prêtre et descendit de son palais pour le recevoir. Le prêtre dit :

"Son Excellence a sa place maintenant à la Cour du Roi, son palais sur sa terre, ses soldats pour lui faire escorte. Elle a atteint le sommet des honneurs au monde ? Sans doute, elle ne se souvient plus des plaisirs anciens à la Cour TỪ Vi, d’autrefois".

DƯƠNG demanda : "Ces anciens plaisirs à la Cour de TỪ Vi, je ne sais pas ce que c’est. Veuillez me les décrire".

Le prêtre dit : "Cette vie impure vous a enseveli dans son linceul et vous avez perdu la raison. Laissez-moi vous rappeler le passer.

Autrefois, vous étiez l’échanson de l’Empereur de Jade, et moi le sommelier de la Cave céleste. Nous servions ensemble au Palais TỪ Vi et étions des amis très chers. Un jour, en clôturant une audience, l’Empereur dit à tous les anges : "Quel est celui d’entre vous qui est volontaire pour descendre au monde des hommes et garder pendant plus de dix ans le poste de Premier Ministre ? Les anges se regardaient encore, sans rien dire, que vous acceptâtes de suite. L’Empereur dit : "Oui, allez. Les plaisirs du monde des hommes ne le cèdent en rien à ceux de notre monde céleste. Allez, et ne dites pas que l’univers est étroit". J’étais alors à côté de l’Empereur, et j’ai bien entendu ses paroles.

Le prêtre donna ensuite à DƯƠNG une pilule miraculeuse. DƯƠNG l’avale et se sentit l’âme lumineuse ; peu à peu, il se rappela les faits de sa vie antérieure. Il dit au prêtre : "maintenant, je connais mon histoire et vous, pourquoi êtes-vous ici ? ".

Le prêtre répondit : "j’étais un peu fainéant, et j’adore le vin. L’Empereur m’a réprimandé et m’a exilé sur terre voilà bientôt trois douzaines d’années. J’ai purgé ma peine, et je vais reprendre mon ancien poste au monde des étoiles. Parce que vous êtes mon vieil ami, je suis passé vous voir".

DƯƠNG demanda alors sur le désastre de Ô MÔN, le visage du prêtre s’assombrit. Il fit sortir tous les domestiques et il dit : Dans cinq ans, vous ferez un voyage sur mer, et je crains qu’il ne vous arrive un grand malheur".

DƯƠNG demanda alors ce qu’il a fait pour mériter ce malheur.

"Vous être Premier Ministre, dit le prêtre, et vraiment vous n’avez rien fait de mal… Seulement, dans votre carrière, vous n’avez pas été impartial, vous avez de l’amitié pour certains, et de la haine pour d’autres. Maintenant, la rancune est devenue profonde dans bien des cœurs, et les âmes vengeresses sont en nombre, sur les routes…

"Que dois-je faire pour échapper au désastre" ?

Le prêtre répondit : N’ayez aucune crainte, je m’appelle CAN PHONG ; au moment du danger, allumez une baguette d’encens, invoquez mon nom je volerai à votre secours"
Ils passèrent la nuit ensemble, DƯƠNG dit :

"Vous êtes mon ancien ami, donnez-moi des conseils".

"La bonté est la base de la vertu, et les biens sont la cause des luttes. Si vous restez dans la vertu, c’est comme la goutte d’eau qui arrose un bourgeon avec persévérance, le bourgeon s’épanouira. Si vous ramassez les biens, c’est comme la goutte de feu qui tombe sans cesse sur un morceau de glace, le glaçon fondra. La racine du Bien ou du Mal grandit sans avoir besoin qu’on le soigne. La grâce du ciel ou son châtiment arrive sans que personne doive préparer le chemin. Voyez là la grande loi mystérieuse et apprenez à la craindre. Efforcez vous de faire toujours le bien".

DƯƠNG répondit : "La loi du Ciel est comme la balance et le miroir. La balance est égale pour tout le monde, et le miroir reflète tous les êtres. Les mailles des filets du Ciel sont espacées, dit-on, et rien ne passe pourtant au travers. La loi est à la fois sévère et juste, l’homme ne doit pas garder ressentiment ou de la haine contre elle.

Cependant, dans les exemples qu’on nous donne, il y a quelque confusion : vous faites du bien aux gens, vous n’êtes pas sûr de recevoir une récompense vous causez du mal à autrui, le châtiment ne vient pas toujours. Le pauvre. Des gens étudient toute leur vie et sont refusés toujours aux examens, des personnes prodigues continuent à être riches. Ainsi on peut cultiver la laitue, mais ce sont les haricots qu’on récolte. Ce sont vraiment des choses qui dépassent mon entendement !

Le prêtre répondit : "Ce que vous dites n’est pas tout à fait exact. Le bien ou le mal, même petit, sera toujours rendu, avec quelque retard, mais avec usure. Il faut attendre que le fruit du Bien mûrisse ou que la racine du mal ne soit bien développée. Un bras va s’étendre qui reste encore plié, une main va écraser qui caresse encore. Les gens vertueux qui restent pauvres, portent le poids des fautes de leurs vies antérieures. Les gens malhonnêtes, qui réussissent, doivent leurs succès aux mérites de leurs vies passées. Certes, c’est difficile à comprendre, mais la loi ne souffre d’erreur. Il ne faut pas raisonner dans un seul sens, et regarder le Ciel d’un seul côté".

Ils passèrent la nuit à causer ensemble et à causer ensemble et le prêtre continuait à donner des conseils, DƯƠNG les écoutait avec plaisir.
Le jour suivant, quand le prêtre prit congé, DƯƠNG lui offrit dix taels d’or pour frais de voyage… Le prêtre sourit et dit :
"Pourquoi faire ? Je m’efforce de vous donner de bons conseils, je vous exhorte à faire le Bien, pour que je n’aie pas à revenir encore près de vous. S’il en est ainsi, c’est un grand bienfait que vous m’accordez déjà".
En effet, plus tard, DƯƠNG, par ses droites paroles, mécontente le Roi qui l’exila au Sud. Quand la jonque arrive à KHÂU HẢI (préfecture de KỲ ANH, Province de HÀ TỊNH) en plein jour, un gros nuage noir apparut soudain le vent du Sud s’éleva avec fureur, et les vagues se soulevèrent, hautes comme des montagnes. Des centaines de diables surgissent de tous côtés et s’écrièrent :

"Notre ennemi est arrivé ! Aujourd’hui nous allons régler son compte".
Et tous se tirent, les uns à se cramponner à la poupe, les autres à prendre d’assaut la proue. Ils s’acharnèrent à faire chavirer la jonque qui se mit à tanguer et à rouler horriblement. DƯƠNG demanda aux rameurs et apprit que l’endroit s’appelait Ô MÔN. Il se souvient de la prédiction du prêtre et l’invoqua à son secours. Aussitôt, un char apparut dans les nuages, s’arrêta au-dessus de la barque, avec deux fées aux deux côtés comme suivantes. Une voix tonna qui interpella les diables et revenants :

"Vous autres, vous avez un karma bien lourd. De votre vivant, vous avez commis des crimes, et après votre mort, vous continuez vos forfaits. Et ainsi, le crime suit le crime. Quand espérez-vous y mettre fin ? Partez et changez votre cœur (1), revenez au droit chemin. J’en ferai un rapport à l’Empereur de Jade et vos âmes en peine seront bientôt apaisées.

Les esprits malfaisants, en entendant ces paroles, sautèrent de joie et se dispersèrent immédiatement.

DƯƠNG invita avec insistance son ami à descendre pour lui demander son avenir, mais le Génie disparut avec son char.

Les flots se calmaient, le vent faisait silence. La jonque arrivait à bon port. DƯƠNG fit ses adieux à sa femme et ses enfants, et partit on ne sait dans quelle direction. Plus tard, on le rencontra dans les montagnes de ĐÔNG THÀNH, et on pense qu’il est devenu lui-même un immortel.
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(1) GANDI, cinq siècles plus tard, dans sa lutte pour l’indépendance de l’INDE, disait ainsi "qu’il faut changer le cœur de l’ANGLETERRE".

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