Recueils de poèmes -Traduction de contes et nouvelles du Vietnam, du poème national Kim- Vân-Kiều.

20241119

Robe nouvelle (1961)


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Auteur Linh Bao.
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ROBES NOUVELLES (I)


La première robe et aussi la plus précieuse dans notre famille, c’était la robe « donnée en cadeau royal ». A cette époque, mon père était gratte-papier (2), et ma mère faisait le commerce en artiste. Elle exerçait le métier de courtier en antiquités ; en plus elle emportait avec elle son appareil pour prendre les photos des princesses, marquises, favorites et odalisques du harem interdit.

Le métier de courtier en antiquités est un métier de tout repos. Ma mère n’avait qu’à se bien parer, faire sur sa tête une raie bien droite, mettre sur ses cheveux une couche d’huile de coco miroitante, et bien parfumée. Son pantalon était repassé parfaitement et arrangé en "plis verticaux" (3), cinq plis, sept plis par là, pour lui donner un cachet de noblesse. Habillé avec un tel soin, elle n’avait qu’à venir chez les "Grandes Dames" ou les nobles marquises pour "faire des commérages" pendant quelques séances. Alors, elle était au courant de ce que telle "Grande Dame" voulait vendre et de ce que telle autre "Grande Dame" voulait acheter. Ensuite, elle n’avait plus qu’à trôner sur son pousse-pousse, aller voir les unes et les autres, et au bout de quelques courses, acheteuses et vendeuses étaient satisfaites.

Le métier de photographe, quelques dizaines d’années auparavant, était "tout beau, tout nouveau", surtout avec les Grandes dames, favorites, odalisques qui ne pouvaient librement aller au dehors comme les femmes ordinaires. Et ma mère était accueillie par elles avec une joie indescriptible. Oui, pour une favorite qui, plusieurs années de suite n’avait pas pu voir la "face de Dragon" de son royal mari, quel bonheur d’avoir une photo où elle se voyait assise majestueusement dans un fauteuil fumeront sculpté, avec "empereur" debout à côté d’elle, et passant son bras à travers le dossier pour lui serrer tendrement la taille : Ma mère était passée maître dans l’art de "monter" les photos on faisait payer très cher ses services. Mais l’argent n’avait aucun sens pour une favorite qui toute sa vie, depuis son entrée dans le palais royal jusqu‘à sa mort, était restée une vierge : La photo lui apportait une sorte de consolation, et satisfaisait dans une certaine mesure sa soif de faux honneurs dont était nourries en plus tendre enfance.

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(1) Dans l’ancien Vietnam, petits garçons et fillettes portaient des robes semblables.
(2) Secrétaire, commis, agent de bureau.
(3) Sortes de baguettes.
Parmi les clients de sa mère se trouvait la reine mère. "L’Empereur tout petit", faisait alors ses études en pays étranger. Elle, restée au pays, menait une vie "princière". Toute la journée, elle ne faisait que jouer aux cartes avec les courtisans. Elle battait le record des dettes, et elle empruntait sans jamais payer. Elle estimait que tout le monde avait le devoir de subvenir à ses besoins et de lui apporter de l’argent pour dépenser. Mais elle n’oubliait jamais de dispenser des paroles d’encouragement et faisait croire par des mots sibyllins qu’"au retour de sa majesté", elle se souviendrait de ceux qui envers elle avait la moindre dette de reconnaissance. Je ne sais pas si sa mère s’était laissée prendre au piège, et dans l’affirmative, nous, les petites imbéciles, nous n’avons aucun droit de rien dire, je me rappelle bien que nous, les quatre sœurs, nous avions quatre colliers d’or. Et ces quatre colliers suivant un chemin invariable pour aller de notre demeure à celle de Madame Đô, femme riche spécialisée dans le gage de bijoux. Ces colliers faisaient ce voyage "en caravane" au moins dix fois par mois. Chaque fois que ma mère se débrouillait pour avoir un peu d’argent pour les racheter, ces colliers revenaient chez nous, mais ils n’avaient pas encore de temps de "réchauffer leur place (1) dans l’armoire, que ma mère reçut la faveur impériale d’une demande de prêt. Et nos pauvres petits colliers alors reprenaient le chemin de chez Madame Đô pour y chercher un abri temporaire. Ces quatre colliers d’or faisaient ainsi un trajet aller retour invariable ; quant au montant du gage, il suivit un chemin à sens unique et qui se terminait par un cul-de-sac. Il passait à la poche de Madame Đô dans celle de ma mère, puis faisait un saut dans celle de "Madame Très Haute" (2) pour disparaître à jamais, sans laisser la moindre trace dans ce monde. En plus de cela, de temps à autre, "Madame Très Haut" daignait s’amener dans "son cortège royal" à notre "pauvre maison", située dans les faubourgs, quoique notre "pauvre maison" fût vraiment trop "pauvre". C’était une petite paillote perdue dans un grand cimetière exactement.
Si mes parents ont choisi si éloigné pour bâtir "leur village", c’était sur la recommandation du Docteur. Mon père avait besoin d’air pur, embaumé de résine de pins. Mais dans notre "pauvre maison", se trouvaient de nombreuses antiquités de grande valeur. Elles appartenaient toutes à des grandes dames, des petites marquises qui avaient chargé ma mère de les vendre.

"Le livre peut avoir des pages déchirées, il faut s’attacher à bien préserver le dos pour ne pas perdre les pages" (3). Aussi, même si ces dames n’avaient pas de riz pour préparer un brouet clair pour le jour suivant, elles gardaient en leur secret et n’oseraient jamais vendre elles-mêmes leurs objets. Elles prenaient leur petit air noble comme d’habitude :
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(1) Au bout d’un certain temps, on réchauffe toujours son siège avec la chaleur animale. Expression imagée de la langue vietnamienne pour dire qu’on n’est pas sur une place depuis quelques temps qu’on la quitte déjà.
(2) La Reine-Mère.
(3) Proverbe vietnamien, qui au figuré veut dire :
Passez à "Madame deux sous, on va décapiter une patate voir".

Quoique leur "Maladie de la gêne" atteignait ce degré de gravité, leurs propos ne diminuaient en rien de leur hauteur naturelle, et elles n’en continuaient pas moins de trouver la vie attirante et pleine de charme.

Le chemin qui conduisait à notre demeure était planté de chaque côté d’une rangée de pins verts, et gravissait deux rampes. De temps à autre, on voyait paraître au loin, au bas d’une rampe, un pousse-pousse laqué rouge et or. Un petit satellite vêtu de rouge avec des langoustiers jaunes, et un chapeau conique à pointe métal, s’évertuaient à tirer son véhicule sur le chemin montant. Derrière, venaient deux suivants de quatorze à quinze ans, vêtus de jaune d’or, la tête dans un turban de même couleur, avec des cheveux tombant jusqu ‘aux épaules. L’une tenait une boîte de bétel et un crachoir en argent, l’autre un éventail de plume. Elles courraient péniblement derrière la pousse. De temps en temps, la fille à l’éventail s’efforçait de rattraper le véhicule, étendait son éventail à côté, d’un geste délicat rabattait légèrement une bouffée d’air l’intérieur de la pousse, puis ralentissait sa course et traînait ensuite derrière, essoufflée. Et pourtant de cette façon, ce cortège se donnait la peine de venir du palais interdit, jusqu ‘au faubourg distant de trois kilomètres, rendre visite à notre "pauvre maison".

A son arrivée, "Madame très Haute" majestueusement grimpait sur le grand canapé incrusté de nacre, placé au milieu de la maison, les deux suivantes à ses deux côtés, l’une l’éventant et l’autre préparant son thé. Elle passait en revue et admirait les objets qui se trouvaient dans la "pauvre maison". Naturellement, quand "madame Très Haute" tournait "ses talons de jade" (1), ces antiquités avaient l’insigne honneur de suivre "Madame Très Haute" dans pousse laqué rouge et or, accompagné de deux servantes.

Avant de monter dans la pousse, "Madame Très Haute" n’oubliait pas d’accorder "la faveur royale d’un ordre à ma mère :

- Ma petite ! Tu vas me faire le compte du prix de toutes ces aiguières et calebasses, et aussi de ce grand vase. De même de ce petit poirier aux branches d’or et aux feuilles de jade. Je te paierai ce que tu demandes. Quant à ce grand canapé de bois incrusté de nacre, tu me le prêteras. Demain je le ferai prendre par mes gardes…

Et ma mère ne pouvait que répondre respectueusement : "oui Madame"en avalant ses larmes. Parce que ma mère savait bien que les objets étaient comme
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…peut perdre ses richesses mais ne doit pas perdre ses bonnes traditions
(1) Expression pittoresque pour s »’en aller, en parlant d’une personne qu’on veut honorer.
les personnes. Quand ils avaient fait le chemin du retour du palais impérial, ils n’avaient qu’à y attendre leur mort sans espoir de retour. Quoique la faveur royale leur échût le sort des objets était encore plus triste que celui des favorites dans le froid harem. Ces dernières, quand elles étaient devenues vieilles, étaient "rapatriées à leur village d’origine" ; quant aux objets antiques, plus ils prenaient de l’âge, plus leur valeur augmentait, et moins ils avaient de chance d’être restitués à leurs anciens maîtres.

Et chaque fois mon père voyait cela, il murmurait :

"Voir le Roi", c’est bien "perdre royalement" (1).

Et ainsi, la vie s’écoulait. Mon père grattait du papier chaque jour. Ma mère vendait des antiquités et montait des photos pour les favorites. L’argent gagné servait pour une petite part à nous nourrir et le reste à nourrir "Madame Très Haute".

Un jour, sans doute que la conscience subitement naissait chez "Madame Très Haute " ou bien qu’elle craignait que, devant beaucoup d’argent à ma mère sans pouvoir rien lui payer, ses dettes s’accumulassent "jusqu‘au ciel" pour sa prochaine vie comme enseigné dans les livres de Bouddha "Madame Très Haute" solennellement "proclamait les hauts faits de sa mère" pendant un bon moment, puis lui faisait amicalement cadeau d’une vieille robe, ayant appartenu à l’Empereur tout petit".
C’était une robe de gaze noire, avec une mince étoile jaune comme doublure. Elle sentait encore le camphre et la naphtaline dans lesquels elle avait été longtemps conservée.
Ma mère rapporte la robe à la maison, fière comme un nouveau lauréat "retournant à son village d’origine, dans la robe de brocante" (2).
Son bonheur, en obtenant cette robe en impérial cadeau, ressemblait à celui d’une favorite vierge recevant la photo, où grâce à un montage, elle se trouvait à côté de l’Empereur. Les deux voulaient tirer vanité d’une bagatelle, leurrer leur amour-propre, s’abuser elles mêmes, abuser les autres, et trompeur un désir à jamais insatisfait.
Cette robe était donnée d’abord à sa sœur aînée. Chaque année deux ou trois fois, aux jours d’anniversaire, au têt, la robe "cadeau impérial" était solennellement drapée sur le corps minuscule de sa sœur pour une exposition pendant quelques heures, puis elle était non moins solennellement pliée et rangée dans une malle, pour une autre occasion.

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(1) Adage courant parmi le peuple. Jeu de mots intraduisible.
(2) Les anciens lauréats des concours triennaux recevraient une robe brocart de l’Empereur, et revenaient à leur village en triomphe, avec l’honneur dû à leur rang.
Les années passèrent. Au début, la robe était beaucoup trop immense pour ma sœur, puis elle se rapetissait graduellement, se raccourcissait de même, jusqu‘au jour où ma sœur aînée ne peut plus la porter, et alors elle revenait à ma seconde sœur, chargée de prendre la relève. Ainsi successivement avec la sœur aînée en passant par la seconde sœur, la troisième, puis le quatrième frère (1), la cinquième et enfin la sixième sœur, la robe prenait l’air deux ou trois par an, jusqu‘au jour où ce fut mon tour de passer les manches. Le Têt où ma mère sortit cette robe précieuse et m’en revêtit en disant : "Hoa, ma chérie, à l’avenir, cette robe t’appartenait", elle était plus qu’une ruine et tombait en morceau quand on y touchait.

La même année, l’Empereur tout petit revenait au pays dans son cher royal (2). Et à partir de ce moment "Madame Très Haute" donne l’ordre de ne plus recevoir aucun de ses anciens créanciers. Maintenant devenue un personnage des plus importants de l’empire, elle ne pouvait avoir de créanciers. Et elle avait encore moins le désir de revoir le visage de ceux qui ont été témoins de sa pauvreté. C’était à la fois bien conforme au droit et au sentiment (3).

Quel plus dur supplice, en effet pour quelqu‘un occupant maintenant une haute situation, d’être obligé de revoir la foule de ses anciens créanciers, cette foule qu’on avait suppliée, et à qui l’on avait raconté en pleurant sa misère, cette foule qui avait dû engager et vendre ses biens pour vous procurer de l’argent : C’était une honte, une gêne susceptible de faire perdre bien de votre prestige.

Le Têt de cette année-là, je n’avais pas de robe à mettre et je pleurais et me lamentais toute la matinée. Je pensais alors que je pleurais parce que, quand mon tour venait de porter la robe, celle-ci était toute en ruines. En réalité, je pleurais parce que l’illusion que ma mère nourrissait d’être payée en reconnaissance de ses services s’était brisée en morceaux, je pourrais aussi le sort de cette robe que ma mère a échangée contre les économies de toute sa vie. Je pleurais pour l’avenir de toute la foule de ses enfants que ces économies auraient dû servir à nourri ret à éduquer.

Par la suite notre famille devient de jour en jour plus aisé. Pour la première fois, nous pûmes manger une viande qu’on disait être la viande de bœuf. Au repas, mon père mit quinze minutes pour nous expliquer que le bœuf est un animal créé pour que les hommes mangent sa chair.


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(1) Voit le titre, note (I)
(2) Expression employée seulement pour l’Empereur, pour ses déplacements.
(3) Proverbe vietnamien : au dehors, c’est la loi qu’on applique, au-dedans c’est le sentiment qui joue.
Un jour, sans savoir pourquoi, "La bonté bouddhique" s’introduisit dans le cœur de ma mère, et elle nous fit faire à chacun de nous, ma sixième sœur, mon huitième, mon neuvième frère et moi, une robe de satin rouge. L’étoffe avait été donnée en cadeau à ma mère à l’occasion du premier mois de la naissance de mon onzième frère. Nous attendions avec une joie mêlée d’impatience ce jour solennel où nous pourrions mettre cette robe rose splendide, magnifique, fraîche et moelleuse au toucher, aussi immense qu’une robe rituelle "pour célébrer le culte des génies"…Quand mon grand-père paternel mourut ?????? . Je vis mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs pleurer, je pleurais aussi, En fait, je n’avais jamais eu l’occasion de connaître même le visage de mon grand-père. Je pleurais en réalité pour ses quatre robes de satin rouge, éclatantes, que nous n’avions pas même étrennées et que ma mère plonger dans une solution de teinture noire destinée aux dents (1).

Elle se métamorphosait en une couleur bizarre, qui n’était ni jaune ni bleu, ni vert cette couleur, mon père l’appelait "feuille de sénevé fanée d’automne". S’il m’était donné maintenant de qualifier ces robes, je dirais que c’étaient des peintures genre dadaïsme, transformées en robes. Des taches, des blocs, des traits, en tous sens, se superposant les uns sur les autres, s’emmêlant, s’entre-tirant dans une feuille inextricable. Voilà ce que devenaient ces robes, une fois teintes, et pourtant nous devions leur prodiguer nos louanges pour contenter ma mère. Parce qu’une règle immuable veut que "les supérieurs" aient l’occasion "d’être satisfaise", tandis que "les inférieurs" n’avaient qu’à "applaudir de façon unanime", contents ou pas contents !

Nous devions endurer la laideur de ces robes, et elles devaient endurer nos efforts acharnés pour les détruire. Nous les mettions, puis nous nous roulions par terre, nous les portions le jour et la nuit, nous les chiffonnions, nous les jetions d’un coin à autre. Des fois, nous mâchions encore les angles de ses pans, pour bien nous assurer que cette saveur aigrelette qu’elle avait, était bien aigrelette et n’était pas par hasard mêlée à d’autres saveurs.

En fait, le sort de ces robes était aussi pitoyable que les nôtres. Elles nous ressemblent. Notre âme bonne heure était teinte de cette couleur "de feuille de sénevé fanée d’automne", ou bien n’était qu’une peinture dadaïsme de malheur de notre tendre enfance. Nous étions en tout peints comparables à elles, et pourtant, nous avions la cruauté de les malmener, jusqu ‘à ce qu’elles tombassent en ruine. Juste en ce moment, finit le deuil de notre grand-père. Une amie de Saigon de ma mère lui envoya un jour un autre rouleau de satin rouge. Ma mère trouva la couleur trop criarde pour elle, et nous en fit faire des robes à nous quatre. Ces quatre robes " robes pour le culte des génies " c’était à la fois

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(1) Dans l’ancien Vietnam, les femmes teignaient les dents en noir.
trop longues et trop amples, et une fois terminées, devaient attendre "un jour faste" pour être étrennées. De temps à autre, nous ouvrions la malle pour caresser nos robes. Je soulevais la mienne, l’appliquais contre mon menton et mes joues pour sentir sa douceur fraîche, je la planquais sur mon corps comme pour essayer, je respirais l’odeur de camphre et de naphtaline qui se dégageait d’elle de façon enivrante. Ce "jour faste ne devait jamais arriver, car subitement mon oncle mourut. C’était en somme un petit deuil, mais ma mère nous obligea à la porter. Et une fois de plus, nous avions à pleurer nos belles robes, à nouveau condamnées à être teintes d’une couleur d’encre sans nom, avec des taches innombrables.

A ce moment, mon père comprenait à avancer rapidement sur le chemin pavé de plaquettes d’ivoires (1), ma mère n’était plus obligée de vendre des antiquités et de monter des photos. On nous donnait à chacun un petit porc en terre cuite pour servir de tirelire. Mais ces porcs étaient régulièrement brisés tous les ans, parce que ma mère ouvrait une quête volontaire en faveur des garçons, pour leur trousseau à la rentrée des classe.

Comprenant les difficultés de nos frères, nous souscrivons toujours "de plein gré "à cette quête. Ma mère nous disait que c’était une bonne action, et nous n’y perdions rien, car pls tard, quand ces robes seront devenues trop courtes pour les frères, elles nous reviendront sûrement". Quand ces robes de satin avec leurs taches horribles "voient fait leur temps", nous devions de jeunes filles. Nous éprouvions la honte à sortir avec ces robes en alpaga, dont la couleur avait été déteinte à force d’être portées par les garçons et qui étaient immenses comme tout un ciel de tristesse. Je suppliai notre mère de nous donner une robe convenable. Ma mère répondit :

Mai les anciennes robes trop courtes pour tes frères… Qu’est-ce que tu en fais ? Elles sont très bonnes et très solides. Cela coûte très cher de donner à chacun de vous une robe, y pensez-vous ? Dans le temps, une seule robe en étoffe ordinaire me servait pour toute la vie. Quant à vous, vous avez déjà une grande quantité de belles robes, l’avez-vous oublié ? D’abord, "la robe en cadeau impérial", puis les robes de satin couleur de feuille de sénevé.

Sénevé fané d’automne, rappelai-je.

Oui, que ce soit automne ou hiver, qu’importe. Et puis ces robes de satin reteintes de couleur encre.

Oui, avec des taches sans noms, rectifiai-je.
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(1) La carrière du mandarinat. Les mandarins avaient tous une plaquette d’ivoire portant leur garde à un bouton de leur robe.
Oh ? Cette Hoa ? On ne finit jamais avec elle ? Vous venez d’avoir une nouvelle robe, et qu’est ce que vous réclamez encore ?

Nouvelle, c'est-à-dire nouvelle depuis quatre ans, insinue la huitième sœur.
Ma mère éclata :

Vous réclamez toujours des robes ! Vous ne savez pas pratiquer l’économie, et ainsi vous déméritez aux yeux du ciel. N’oubliez pas que dans le temps, votre mère n’avait qu’une robe, c’est pourquoi il nous est donné de voir ce jour (1).

La neuvième sœur vint à la rescousse :

Maman, tu oublies que tu étais la fille d’un chef de Circonscription, et orpheline, tandis que nous, nous sommes les filles d’un chef province, et en fonction.

Qui t’as appris ces "blasphèmes" qui diminuent notre mérite aux yeux du Ciel ?

Tu n’as pas d’affection pour nous, tu n’aimes que notre sœur Hồng. Tu penses à elle et tu en perds le manger et le dormir. Chaque fois elle vient te voir pour te demander l’argent, tu brises nos tirelires.
Ma mère interrompit vivement :

Assez, assez, oui mesdemoiselles, je vais vous faire une nouvelle robe, vous n’avez pas besoin de raconter tant d’histoires.

Ma mère craignait bien que nous ne soyons jalouse de notre sœur Hồng. Chaque mois, elle venait voir une fois ma mère, et chaque fois, c’était un remue-ménage dans toute la maison. Rien qu’à la servir, toute la famille était éreintée. Elle dépensait largement, et donnait des pourboires aux domestiques sans compter. Même avec nous, elle nous traitait royalement, c'est-à-dire qu’elle appelait la marchande à gâteaux ou de vermicelles et régalait tout le monde à raison de deux sous par tête. Elle ne nous a laissé qu’un seul "mauvais souvenir", c’est qu’elle n’avait pas sa pareille pour se briser nos tire –lires. Nos parents nous avaient donné, à chacun des sœurs un tire –lire spécial, dont le contenu devait nous servir de dot. Mais notre sœur Hồng eut été au courant du secret, elle engagea notre mère à nous faire participer à sa boutique de tailleur.

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(1) Où la bénédiction du Ciel nous est accordée !

Et chaque mois, elle venait une fois pour briser nos tirelires. Jusqu‘au jour où elle vendait sa boutique pour se marier. Et elle ne rendait jamais les comptes de sorte que nous pensions que sa boutique donnait sur un point cardinal "qui dissipait les richesses" (1), cause infaillible de ses pertes successives pendant plusieurs années continues d’activité commerciale. Et cette habitude de ne jamais liquider les comptes, elle la garde encore sans jamais la liquider.
Ma mère, fidèle à sa promesse, prit au fond de sa malle un rouleau d’étoffe ordinaire de couleur jaune clair pour nơus faire des robes. Elle fit venir un garde du Yamen, qui était vaguement tailleur, et lui recommanda :

Tu feras des robes très longues et très larges pour qu’on y soit à l’aise, tu m’entends ?

Comment nous étions déjà jeunes filles, nous avions honte de ces robes immenses dans lesquelles nous avions l’air de nager debout. Devant les paroles de notre mère, nous lançons aussi la recommandation :
Oh ! Oui, faites les longues, tandis que, derrière notre mère, de la main, nous faisions signe au tailleur de les faire étroites.

Quand on apporta les robes pour l’essai, c’était à rire et à pleurer à la fois. Elles étaient longues à toucher nos talons, et nous enserraient comme un fagot. Si étroites, qu’on ne pouvait plier les bras. Nous étions rigides comme des bouts de bois, sans pouvoir faire un mouvement, dans ces robes. Au bout de quelques mois, on était obligé de raccommoder les coudes et d’agrandir les aisselles. Mais toutes raccommodées, toutes ravaudées, toutes vilaines qu’elle étaient, nous les portions plus volontiers que ces robes d’alpaga noir, déteintes, que nous avaient laissées les garçons.

Prenant la suite de ces robes acquises aux prix de bien des luttes, c’était des robes faites d’étoffe "sur cartes". En temps de guerre, tout était rationné, de même les étoffes. Et on nous faisait des robes avec une étoffe rationnée, qui était rouge et blanc, bariolée et criard, "rustre" au-delà de toute description. Quand nous mettions cette robe, on croyait voir un rideau ou un sofa qui marchait. Mais cela ne nous empêchait pas de n’y point faire attention comme si personne dans ce monde ne nous regardait.

A partir de cette époque, notre mère n’eut plus de peine à nous faire des robes, car notre sœur Hồng de temps à autre, nous envoyait ses vieilles robes pour que nous en fassions " la réception " (2). Parmi ces vieux vêtements, il se
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(1) Croyance populaire : un mauvais point cardinal sur lequel donne une façade fait venir la pauvreté dans la famille qui habite la maison.
(2) Le gouvernement " faisait la réception"des régions évacuées par les communistes, après les accords de Genève signés en 1954.
trouvait deux robes moins vieilles que le reste. Notre sixième sœur choisit la robe rouge et moi la robe verte. Quand nous allions au marché ou dans les rues, nous portions ces plus belles robes, malgré les commentaires de nos amies ou du monde… quant au mauvais assortiment de ces couleurs qui juraient ensemble, quant à notre ressemblance avec des "jeunes filles sorties de teintures", quant au temps qui ne convient pas, etc… Nous gardions fermement notre attitude d’ignorer le monde comme si "devant nos yeux personne ne comptait"et nous faisions fi des saisons, que ce soit printemps, été, automne ou hiver.

Du jour où ma mère chargea ma sixième sœur de garder ??? du marché, elle n’avait pas à se plaindre de ses vêtements. Elle se faisait faire beaucoup de belles robes, qu’elle disait envoyées ce cadeau par ses amies de loin, de sorte que notre mère ne pouvait lui faire aucun reproche, de même, de même que nous ne pouvions être jalouses d’elles. Je souhaitais qu’elle grandit ou grossit vite, pour que quelques uns de ces robes me revinssent par hasard. Mais, malheur : elle était beaucoup plus mince et plus naine que moi, et elle avait de plus en plus un cœur "de fer et de pierre", et je ne pouvais rien tirer d’elle.


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Je sais maintenant que ma mère avait un caractère spécial, et faisait dépenser son argent de façon somptueuse par les autres, tandis qu’elle et ses enfants devaient endurer les plus dures privations. Peut-être que ma mère toute sa vie n’avait pas même une robe convenable. Quand plus tard, j’ai été lancé dans la vie à lutter moi-même pour l’existence, j’ai pu économiser un peu d’argent. Une fin d’année j’ai envoyé à ma mère un rouleau de brocart de Shanghai, de quoi faire dix robes, pour elles. Je pensais que, sur ces dix robes, elle pouvait, en donnant, en vendant, en faisant quoique ce soit, tout au plus en gaspiller neuf. Au moins lui resterait-elle de quoi faire une robe pour son propre usage. Et j’étais bien satisfaire à cette pensée. Le jour où elle tomba gravement malade, en faisant le voyage de loin pour la voir et me souvenant de mes anciennes envies de robe, je n’ai pas omis d’apporter encore en cadeau à mes sœurs, de brocart de qui pouvait servir à faire dix robes. Quand ma mère mourut, en fouillant dans ses armoires à la recherche d’une robe pour l’ensevelir, je ne trouvai aucune robe qui ait été faite avec le brocart de Shanghai que je lui avais pieusement envoyé.

Une jeune amie me dit :

Hoa ! Qu’en est fait de ta vie ! Tu n’as plus aucune joie, aucun espoir, et aucun rêve.
Quelle blague ! Elle savait que la mort de ma mère m’a très affectée. Elle savait qu’en rentrant au pays pour manquer de travail, c’était une triste chose. Elle savait qu’une personne qui aimait la vie et qui était malmenée par elle, avait des raisons de désespérer.

Mais quant aux rêves, qui peut m’empêcher d’en faire. Dans une famille comme la nôtre, toute petite, j’ai osé rêver d’une belle robe. Aussi, quelque soit les circonstances, je continue à m’accorder le droit de rêver. Hoa continuera, ce serait-ce que de robes. (1)

Par LINH BẢO
Traduit par NGHIÊM XUÂN VIỆT

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(1) Ce conte a reçu le 2e prix au concours international des contes organisé par le P.E.N international à Londres













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